Ce dernier est un espace privilégié d’expérimentation, d’incertitudes et de réflexions, où le geste artistique invoque des sensations, comme avec cette série de portraits de manifestants. Touché par l’inventivité de ces protestations, impressionné par les slogans, les étendards, il réalise des tableaux à la croisée de la sculpture, de la peinture et de la marqueterie.
Avec une attention particulière portée à l’ornement, aux couleurs, aux motifs, son œuvre relève à la fois de la construction (chantier) et de la composition (plastique).
Fragmenter, déplacer, récupérer, trier, bricoler, assembler, l’artiste recompose dans un processus de transformation permanent. Un processus esthétique, un geste artistique qui se lit dans ces peintures fragmentées parcourues de lignes de construction comme une métaphore des identités plurielles, hybrides qui composent nos sociétés fracturées en quête d’unité.
Dans cette prédilection pour les rebuts et les techniques non académiques, il y a une volonté farouche, espiègle, de désacraliser les images, les gestes et les matières artistiques, pour s’inscrire dans la marge, dans une résistance à l’ordre établi. Une précarité des matériaux, qui dit aussi la fragilité de ces révolutions.
Karim Ghelloussi confronte le spectateur à la réalité avec cette série de portraits imposants qui nous dominent, qui nous font face. Déjà dans Sans titre (Passagers du silence) 2011-2014, il y avait quelque chose de l’ordre de la manifestation, de rendre visible dans l’espace public des corps de migrants poussé par l’espoir de jours meilleurs dans la terre promise.
Dans un entretien, Karim Ghelloussi confie « Enfant j’avais une image très imprécise de l’artiste. J’y voyais quelqu’un qui faisait œuvre de témoignage, en lien avec l’Histoire. Rien de moins. ». En attendant que l’Histoire fasse son œuvre, l’artiste, en présentant aujourd’hui ces portraits de manifestants, nous rappelle cet élan de vie, ce désir de changement, car « si le désir cesse, alors la vie cesse ». Or ces portraits sont pleins de vie, de mouvements, traversés d’une vibration insufflée par les couleurs fragmentées, comme si l’image ainsi composé par assemblage pouvait se décomposer et prendre la forme d’un autre visage. Les couleurs se diffusent d’un portrait à l’autre, comme le frémissement de ces soulèvements qui se regardent et se diffusent de par le monde, appelant à une solidarité, à un effort collectif et à une nécessaire convergence des luttes.
Extrait du texte de Sonia Recasens (Copyright)